Entretien avec Quentin Delval, auteur de "Comment devenir moins con en 10 étapes"

Entretien avec Quentin Delval dans le cadre de la sortie de son livre qui interroge la masculinité et parle de situations concrètes et quotidiennes que nous traversons tous et propose des solutions ambitieuses et réalistes.

À l'occasion de la parution récente de l'ouvrage Comment devenir moins con en 10 étapes, Quentin Delval a eu la gentillesse de répondre à nos questions dans cet entretien.

 

Beaucoup d’humilité se dégage dès le début de votre ouvrage, était-ce un aspect important à inclure ou à retravailler ? Surtout lors de vos relectures avant publication?

En effet j'ai voulu écrire avec beaucoup d'humilité, et cela s'est fait dès le début de la démarche d'écriture. Il y a plusieurs raisons à cela, certaines liées à ma personnalité, mais plus consciemment aussi en raison du parcours que j'ai vécu et qui m'a amené à comprendre que je n'étais pas - contrairement à ce qu'on m'envoyait comme message auparavant - l'être humain par défaut dans la société. En vivant avec et par les yeux des autres, les femmes, les personnes racisées, sexisées, j'ai procédé à un décentrement essentiel. Nous avons toutes et tous notre condition sociale, nos origines, nos croyances héritées, nos traumatismes, et je ne pouvais donc pas parler depuis une voix toute puissante donneuse de leçon. J'avais à cœur de proposer un partage d'expérience et des outils à recevoir de façon critique, et pas comme si un expert se permettait de les imposer aux autres.

Le titre et concept de cet essai fait référence à un autre ouvrage de la maison d’édition Hors D’Atteinte, Comment devenir lesbienne en 10 étapes écrit par Louise Morel, est-ce que ce concept a été réfléchi avec Marie Hermann, d’où est venue l’idée de faire ce parallèle ?

C'est en effet Marie Hermann, l'éditrice, qui a proposé de reprendre le concept des "dix étapes" originellement développé par Louise Morel. Cela a fait l'objet de nombreuses discussions, le point commun des livres et qui permettait de penser une série étant surtout le fait de s'adresser à un public particulier afin de détricoter certains aspects de l'hétéro-normativité. Dans les deux livres, on retrouve l'idée que le privé est politique, et la perspective féministe est évidente, mais la comparaison s'arrête là. Les livres ne se répondent pas, ne sont pas en symétrie l'un de l'autre, ne visent pas le même public, et n'expriment aucune binarité. Il était intéressant de reprendre ce concept de "développement personnel" pour lui tordre le cou (je parle bien d'un changement personnel, mais je le replace dans des dynamiques sociales plus larges), c'était adapté au propos que nous voulions amener, et il n'existait aucun livre faisant cela sur ce thème.

Cet essai a un aspect développement personnel, surtout dans l’acceptation de ses émotions ainsi qu'avec les ressources très complètes en fin d’ouvrage, était-ce voulu ou cela s’est il révélé au fur et à mesure de l’écriture ?

Le côté développement personnel est voulu et assumé, dans la mesure où il est important de fournir des outils concrets aux hommes qui veulent changer certains comportements, et pas juste réfléchir et en parler sans cesse. Dans mon cas personnel, ce sont vraiment des expériences qui ont permis des changements, même si les lectures et le fait de se renseigner reste important. Je voulais donc aborder les choses de cette façon, mais j'ai aussi fait attention à ne pas me limiter à ça. J'ai fait un gros effort d'articulation et de cohérence entre les outils proposés et les causes des comportements problématiques que les hommes (et en l'occurrence, moi) ont appris à adopter. Le déroulé des étapes a été pensé pour faire sens, chacune permettant d'aborder la suivante en comprenant les origines de nos pensées, attitudes et de comprendre le sens des "solutions" proposées. Il s'agit de changer des comportements, mais pas comme un robot, de façon superficielle et mécanique. Il faut aussi changer son regard et sa compréhension de ce qui est en train de se jouer sous nos yeux.

Quel était le point de départ d’écriture de cet essai? A-t-elle démarré au même moment que votre parcours de déconstruction ou est-ce venu plus tard?

Le point de départ de l'écriture a été la proposition de Marie Hermann d'en faire un livre. J'avais rédigé un texte sur la charge mentale et émotionnelle qui pèse sur les femmes qui partent en vacance en famille, et elle l'a vu sur Instagram. Elle m'a dit quelque chose comme "en tant que femmes, on en a marre de faire tout le boulot, est-ce que ça vous dirait d'écrire plus sur ce sujet ?" J'avais commencé à écrire sur le sujet plus tôt, sans vraiment trouver la bonne façon de faire. Je tentais de trouver la bonne façon de m'adresser aux hommes sur des questions d'égalité, parce que dans le fond ça ne me semble pas si compliqué de comprendre de quoi il s'agit ! La proposition de Marie Hermann est donc tombée à point, et c'est elle qui m'a aidé à trouver la bonne façon d'écrire. Par son travail d'éditrice, elle m'a donné toutes les clés pour me lancer, et une fois que j'avais trouvé le bon ton, l'écriture a été assez efficace et rapide.

La parution ou même l’écriture ont-elles mené à des discussions dans votre entourage ?

Oui, la parution a donné lieu à beaucoup de discussions. Je mentionne en tout début d'ouvrage que, lors de soirées avec des ami.es, aborder le thème du livre donnait lieu à des réactions parfois vives, parfois plus amusantes. Souvent les femmes se montraient très enthousiastes, lançaient des piques à leur compagnon présent, lequel riait jaune ou se vexait. En tout cas personne n'était indifférent.e, ce qui était bon signe ! J'ai aussi beaucoup parlé avec ma femme et mes amies, je leur ai posé des questions, demandé des exemples de leur vécu, et ça m'a aidé à identifier des choses auxquelles je n'avais pas spontanément pensé. Par exemple, dans mon premier jet sur les émotions, je ne parlais que des émotions tristes et de la colère. Ma femme m'a dit "tu te rends compte que tu n'abordes pas du tout la joie ? Tu sais pourquoi ? Parce que vous nous en faites aussi porter la charge !" Boum. Elle avait raison, bien sûr. Je me suis confronté à ça, j'ai creusé avec honnêteté et humilité, et ça a beaucoup enrichi le texte. Ce genre de choses est arrivé plusieurs fois. J'ai aussi sollicité mes amis hommes, leur demandant des exemples d'actes qu'ils ont pu avoir et dont ils savaient qu'ils étaient problématiques, comme de ne pas respecter le consentement d'une femme, ou d'avoir des stratégies pour en faire le moins possible à la maison. J'ai eu de la chance, ils ont tous accepté de me répondre avec beaucoup d'honnêteté, et c'étaient des choses dont on avait jamais parlé, donc ça demandait de se montrer vulnérable les uns aux autres. Enfin, durant la rédaction, et encore à ce jour, je suis membre d'un groupe d'hommes engagé contre le patriarcat, Men Against Patriarchy CPH, où nous parlons évidemment beaucoup de ces questions - ça m'a aussi beaucoup aidé à garder la tête froide et à ne pas perdre de vue la gravité de certaines situations que nous avons tendance à minimiser, comme le fait de sexualiser les femmes - c'est-à-dire à ne s'intéresser à elles qu'à des fins romantiques ou sexuelles et à exiger d'elles une disponibilité sur ce plan. Entre hommes, cela est souvent réduit à de la séduction bon enfant qui ne veut pas de mal, mais quand on creuse la question, on se rend compte que ça contribue directement à perpétuer la culture du viol. Actuellement, après un mois d'existence, le livre commence à générer de nouvelles discussions, souvent les femmes sont très enthousiastes, et si la plupart des hommes me disent y trouver des choses importantes et précieuses, ils se montrent aussi souvent plus critiques. Je vais m'efforcer de les comprendre.

À l’étape 9: vivre avec d’autres hommes, vous parlez de méfiance envers les autres hommes face à ce changement, la déconstruction, vous avez travaillé comme formateur en milieu carcéral, avez vous pu rétrospectivement observer une violence, une méfiance parmi ces groupes d’hommes ? Pouvez-vous nous en dire plus sur ce travail, en quoi il consiste ?

J'ai travaillé en milieu carcéral il y a longtemps dans le cadre d'une mission d'éducation permanente, à une époque où je ne travaillais pas encore ces questions. Je n'ai donc pas eu d'échange sur ce sujet avec des détenus. Par contre, Il existe des liens très clairs entre incarcération des hommes et loyauté au patriarcat. Il existe un documentaire qui montre très bien cela : The Feminist on Cellblock Y. Par ailleurs, il ne faut pas aller jusqu'en prison pour trouver des hommes méfiants sur ces questions : beaucoup d'hommes refusent de lire le livre en raison de son titre, ils se sentent accusés d'être con, insultés. C'est le cas même de la part d'hommes que je connais personnellement, à qui j'ai parlé du projet. C'est trop dur pour eux d'ouvrir le livre et d'essayer de le lire. Je reçois aussi des messages sur les réseaux sociaux de femmes qui me disent "j'adorerais l'offrir à mon mec, mais avec un titre pareil, j'ai trop peur de sa réaction". Pourtant, la seule personne que je traite de con dans le livre, c'est moi ! Et le tire c'est "être MOINS con", pas "vous êtes des cons !". Même quelqu'un de très conscient et informé sur les questions d'égalité n'est jamais parfait à 100%. Donc même si on est "pas con" à 99%, il reste 1% où on peut devenir moins con. C'est de ça qu'il s'agit. Je n'insulte personne, je propose un texte pour aller creuser ce qu'on peut creuser sur soi, depuis sa position, selon ses capacités. C'est un livre très respectueux. Mais cette réaction épidermique des hommes face au titre montre déjà que la norme dans les couples hétérosexuels c'est une forme de censure émotionnelle, les femmes ne peuvent même pas montrer une couverture de livre sans craindre de devoir gérer une tempête. Donc les gars, respirez un coup, si on vous montre le livre, c'est qu'on vous veut du bien et qu'on vous aime, pas qu'on veut vous insulter !!!

Le manque d’écrit et de ressources sur la masculinité est quelque chose d’assez frappant quand on commence à se renseigner sur ce sujet, surtout si l’on compare à la production éditoriale importante et qualitative dans le domaine du féminisme et des sciences humaines et sociales, est-ce quelque chose de désavantageux pour se (dé)construire en tant qu’homme moins “con”?

Oui je pense que le manque de références sur le sujet, particulièrement en français, est un réel problème actuellement. En anglais, on trouve plus de choses, mais ce sont des contextes culturels un peu différents donc tout n'est pas transposable tel quel. C'est un serpent qui se mord la queue : on sait que 75% des abonnés aux comptes Instagram ou podcasts traitant des masculinités sont en fait des abonnées. C'est logique, puisqu'ils ont appris à se percevoir eux-mêmes comme étant l'humain par défaut auquel tout doit s'adapter, les hommes n'ont pas beaucoup de motivation à aller se cultiver sur eux-mêmes en tant qu'homme. C'est déjà une forme de décentrement. Ensuite, je pense qu'il faut faire attention à cette idée de déconstruction. Je ne l'utilise pas trop personnellement, car même si je comprends l'intérêt de parler de ce travail mental d'analyse des petits éléments qui composent les plus grands, je pense que l'objectif pour un homme ne doit pas être d'arriver à un "stade" ou un "statut" d'homme déconstruit. Comme s'il y avait une ligne d'arrivée, un moment où on aurait tout bien compris et voilà. Cette déconstruction n'a pas de fin. Et ce n'est pas négatif, ça ne veut pas dire qu'on arrivera jamais à rien - au contraire, je pense que les changements positifs surviennent très très vite quand on essaye de devenir moins con. Mais tout change toujours, à commencer par soi-même. C'est pour cette raison que je parle d'un processus, de dix étapes qu'il faut reprendre régulièrement. Peut-être que comme cela, nous arriverons progressivement à pouvoir penser des modèles masculins qui font défaut aujourd'hui. Le manque de références sur le sujet est aussi un manque de modèles et de repères pour "se lancer". Et quand je dis modèles, je ne veux pas dire "hommes qui ont tout réussi et qu'on doit juste imiter", je pense plutôt à des hommes qui parviendraient à être honnêtes sur leurs réussites et leurs échecs, et ce qu'ils ont appris de cela, et comment ils continuent de progresser ensuite, de façon critique. On ne peut envisager ça que sur le temps long et pas en se focalisant sur un portrait en particulier d'un homme qui aurait "réussi sa déconstruction". Il faut être prêt à recevoir la parole des femmes, des minorités sexuelles et de genre, des racisées, des stigmatisées. J'aspire à être "accountable" - responsable, fiable, proactif, humble - et pas "déconstruit". J'espère que d'autres essayeront avec moi, et m'aideront à garder le cap !